Payé pour ça !


"PUTAIN DE MERDE !"
Ces trois mots venaient de fleurir sur les lèvres éclatées par la fureur d'Alex tandis qu'il venait de jeter un bref coup d'œil à l'heure enchainée à son poignet. Aucun métro ne circulait en cette pitoyable journée hivernale, douce mais pluvieuse. Et évidemment, ne connaissant rien d'autre sur cette ignoble capitale que les quotidiens " quai-escalators-métro-escalators-passage piéton-ascenseur-chocolat chaud-bureau", la perte de l'un des précieux maillons de cette chaine parfaitement rodée le plongea dans un univers inconnu. Comment allait-il parvenir à son bureau sans crise de nerf ? (elle était proche, il la sentait s'infiltrer insidieusement en lui).
Il choisit au hasard une sortie de la gare, qui d'habitude si familière, lui semblait aujourd'hui pire qu'un dédale grec. Une fois dehors, il avait demandé son chemin à plusieurs passants mais les réponses à sa question étaient invariablement déprimantes au fil des minutes et variaient entre un silence pressé, un "wablief?" ou un "je ne suis pas du coin, désolé". Décourageant. Alex avait bien essayé de déchiffrer une carte touristique placardée, mais il ignorait le nom des rues qu'il avait déjà traversées, et donc, sa position.
Il s'engagea dans une rue déserte et sordide où le trottoir était à peine visible sous les sacs poubelles blancs. Son cœur sembla plus léger quand il cru reconnaitre au loin, surplombant les autres,  l'immeuble qui se trouvait non loin de son office. Il accéléra le pas, ne voulant pas s'éterniser dans cette rue dégueulasse. Du verre brisé gisait sur les pavés. En relevant le menton, Alex constata qu'il provenait du pare-brise d'une voiture garée là. Il se figura mentalement la tête du propriétaire lorsqu'il prendra sa voiture ce matin. Il devait se taper trois heures par jour dans les transports en commun, quinze heures par semaine, soixante heures par mois et sept cents vingt heures par an, mais l'endroit où il vivait était plaisant et plutôt tranquille. Il n'y a décidément rien à sauver dans cette maudite capitale! Quant ses collègues le laissait seul sur le plateau, il lui arrivait parfois de s'installer à la fenêtre et de contempler en bas les gens qui n'allaient nulle part. Et ça le déprimait. Il se demandait chaque jour pourquoi il s'imposait ce boulot. Mais la réponse était hélas aussi évidente que la question : the money. En province, les places étaient rares et plutôt mal payées. Aimait-il son boulot? Alex évitait de se poser trop souvent la question. Mais dans quelques secondes, il allait se produire quelque chose qui libèrerait Alex de ses obligations vis-à-vis de son employeur. Vis-à-vis de la vie en général en fait. Maudissant toujours chaque pavé, chaque ruelle, chaque avenue, chaque boulevard de cette ville monstrueuse, son pied se posa sur une grille d'égout. La seconde suivante, il se trouva assis dans l'eau croupie et malodorante des souterrains de la ville. Une masse poilue, râpeuse et désagréable lui frôla la main. La faible lueur venant de la grille d'en-haut lui permit de découvrir qu'il s'agissait d'une charogne de rat déjà entamée par les asticots. Il hurla en retirant sa main, mais son cri fut interrompu par la bile acide qui lui remonta l'œsophage et il se dégueula dessus. La chaleur de son vomi perçant sa chemise l'incommoda nettement moins que la vue du rat flottant. Tandis que l'écho déformé de son cri désespéré résonna encore effroyablement contre les parois du conduit, il tenta de se redresser, prenant appui sur les bords en ciment poreux et humide des canalisations. L'odeur était épouvantable. Même debout, la moitié de ses mollets restaient immergés dans l'eau putride. Il sentait bien que des "flotteurs" lui frôlaient les pieds, mais il n'eut plus le courage de baisser les yeux pour déterminer la nature de ces choses. L'ignorance est votre meilleure amie dans les cas ainsi. Il senti ses muscles abdominaux encore tendu par l'effort qu'il avait produit en vomissant son dégout. Il regarda en l'air, vers la sortie, mais des poussières se détachant des parois se glissèrent sur ses globes oculaires, et des larmes piquantes lui montèrent instantanément. Il se mit une main devant les yeux avant de retenter l'opération, mais il constata avec effroi qu'aucune échelle ne menait vers la bouche d'égout. Les parois étaient exaspérement lisse. Il tenta d'hurler à l'aide, mais lorsqu'il ouvrit la bouche, les poussières dégoutantes s'engouffrèrent sur sa langue et il eut beau cracher pendant de longues minutes, le goût ignoble de pourriture ne passa pas.
Il fouilla sa poche à la recherche de son téléphone, qui peut-être avait survécu à la noyade, quand un bruit sourd auquel il n'avait d'abord pas prêté attention, se rapprocha de manière inquiétante. Quatre minutes. D'après son estimation, c'était à peu près ce qui lui restait à vivre avant d'être noyé dans l'eau grisâtre et mousseuse qui s'approchait à toute vitesse. Ses poumons se remplirent plus vite que prévu, Alex ne pouvant se résoudre à fermer la bouche pour hurler l'horreur qu'il vivait, des quantités impressionnantes d'eau fétide s'engouffraient dans sa gorge, répartie ensuite entre ses poumons et son estomac. D'autres masses poilues lui frôlèrent les joues, une queue de rat crevé lui caressa même la langue. Son cœur pulsait à toute vitesse, un dernier sprint avant son arrêt éternel. Des bulles s'échappèrent encore quelques secondes de son nez et sa bouche, avant que le cauchemar ne sembla devenir définitivement lointain et flou. Ainsi mourut Alex Mouse.

Inspirations : la grève de la Stib pour la première partie - "CA" de Stephen King pour la seconde. Et pour le titre ? J'aime juste à penser que je suis payée pour ça...

1 commentaire:

Céline a dit…

J'ai reconnu le début... J'espère que tu connais la route jusque la gare centrale maintenant? ;)

Par contre pour la suite, j'ai cru qu'il allait mourrir de faim ou de soif dans ce trou à rats après plusieurs longues journées. ca aurait été trop cruel.